Yves Sirois et le "Boson de Higgs"
Maxisciences : Pouvez-vous revenir à la genèse de ce programme,
jusqu'à ce qui a été annoncé le 4 juillet dernier au CERN ?
Yves Sirois : le projet du collisionneur est un projet qui a plus de 20 ans, au début des années 90. C'est aussi à ce moment que débute les proto-collaborations : des groupes de personnes travaillant chacune de leurs côtés et joignant, in fine, leurs efforts. À cette période, on connaissait déjà le Boson de Higgs et sa problématique, ce chaînon manquant dans la théorie fondamentale. Et grâce aux
collisionneurs hadroniques du CERN, on avait une bonne expertise, il s'agissait des premiers collisionneurs de ce type, construit dans les années 60-70.
Fort de cette expérience, on venait de découvrir que le boson Z et W d'interaction faible étaient massifs, donc on avait la preuve expérimentale qu'il y avait bien une brisure de symétrie entre interaction électromagnétique et interaction faible, la prochaine étape était le Boson de Higgs. En 2009, on a les premières collisions et au printemps 2010, les premières collisions à haute
énergie. En continuant d'augmenter en puissance, les quantités de données sont devenues plus pertinentes. Et alors qu'en 2010, ces outils nous avaient permis de retracer tout l'univers de la physique connu, en 2011, nous sommes arrivés aux portes de la nouvelle physique, et pu explorer au-delà, avec des recherches de particules ou de dimensions inconnues jusqu'alors.
En 2011, on a pu également, pour la première fois, observer des paires de bosons Z, dans le canal multi-leptons. Il s'agissait là de la dernière étape. On savait qu'en arrivant là, on était à quelques pas du Boson de Higgs. La masse du Boson de Higgs n'est pas connue ni prédite par la théorie. On a donc commencé par rechercher sur un spectre très très vaste et on a commencé à exclure une partie de l'espace des paramètres. En décembre 2011, on commence à observer une série d'évènements à basse masse et au sortir de ces analyses, présentées au printemps 2012, il nous reste plus qu'une petite plage de masses, entre 115 GeV et 127 GeV (pour ce qui est de l'expérience CMS). 115, c'est la limite du collisionneur précédent, 127 c'est la nouvelle limite établit par le LHC au printemps 2012. C'est assez cocace, car si le Boson de Higgs avait été trouvé ailleurs, s'il avait été plus lourd ou plus léger, on l'aurait trouvé bien plus facilement. C'est assez vicieux qu'il soit à l'endroit le plus difficile à
atteindre. À contrario, c'est aussi l'endroit le plus intéressant pour la physique, car dans ce domaine de masses, tous les modes de production et de désintégration peuvent contribuer à l'identifier. La masse est élevé (il est plus lourd que n'importe quel boson observé auparavant) et il se désintègre de
plusieurs façons. Une fois cette petite fenêtre de recherche identifiée, on a travaillé en aveugle, on a mis de côté les données que nous avions jusqu'ici pour éviter les biais, pour avoir le travail le plus juste et le plus précis possible.
Et on a expérimenté comme ça jusqu'au 11 juin. Ce jour là je suis aller au Comité International de Revue des Expériences, le « LHCC », et j'ai montré une figure que l'on avait préparé à Chamonix (Réunion entre le CERN et les expériences pour présenter nos résultats et discuter des perspectives pour la machine) et j'ai expliqué que si le boson de Higgs existait tel que prédit par la théorie, nous avions possiblement déjà dans nos données un signal à 5 écarts standard. Ce qui veut dire, vis à vis de notre convention, que l'on avait, dans nos données, potentiellement une découverte, compte tenu des fluctuations observées en 2011 et de la petite fenêtre de masses où la recherche était possible. Et si on a la masse du Boson de Higgs, on a tout : les modes de production et de désintégration sont alors complètement fixés. On savait donc à quoi s'attendre si on avait un signal. Et il se trouve qu'en ouvrant la boîte, on a trouvé quelque chose qui tombe pile poil pour les deux canaux les plus significatifs, exactement à cet endroit là.
Pourquoi un boson est difficile à identifier ?
"On a une chance sur 3 millions que ça ne soit pas ça"Pourquoi ce chiffre de 99,96 % ?
Ce qu'on observe, ce que l'on quantifie, c'est la probabilité à ce que le bruit de fond fluctue à un
niveau supérieur ou égal à l'observation, en tenant compte de toutes les propriétés. On considère que l'on a quelque chose que l'on peut appeler une observation ou une découverte si la probabilité que ce fond fluctue à un niveau supérieur ou égal à ce qui est observé et inférieur à une chance sur 3 millions, à peu près. Mais pour mieux comprendre ce chiffre, il faut savoir à quoi il fait
référence :
Il existe 4 modes de production et 5 modes de désintégration. Parmi les modes de désintégration, il y a deux modes à la sensibilité très intéressantes : le Higgs qui part en deux photons, et le Higgs qui part en paire de boson Z, et les deux Z se désintègrent en deux leptons, ce qui fait 4 leptons en tout. Ces deux modes là sont rares mais beaucoup plus fin que n'importe quel type d'analyse. Si deux canaux doivent parler, ce sont ces deux canaux là et les deux canaux donnent des écarts significatifs par rapport au bruit de fond. Chacun à plus de 3 sigmas, dans CMS et dans ATLAS. On a donc en tout dans deux expériences, 4 canaux qui fluctuent au bon endroit, à la même masse, sachant que la combinaison de chaque expérience on a une chance sur 3 millions que ça ne soit pas ça.
Donc compte tenu de ce chiffre et de notre convention, j'affirme que nous avons bien une découverte, qu'elle restera et qu'elle ne va pas disparaître.
Nous avons bien ici un nouveau Boson. Déjà ça en soit c'est assez intéressant, pour plusieurs raisons : c'est le Boson le plus lourd que l'on ait jamais observé, en plus ce boson se couple aux photons et aux boson Z. Il a soit un spin 0 soit un spin 2 (spin = propriété quantique semblable à un moment angulaire). Le spin 2 pouvant désigner un élément exotique, comme un graviton dans des théories faisant inclure des dimensions supplémentaires, ce qui n'est pas exclu. Le spin 0 désigne un boson scalaire, ce que l'on appelle le boson de Higgs. On ne sait pas si c'est le boson de Higgs du modèle standard, mais on sait que c'est un boson, et un boson scalaire. Il a toute les caractéristiques,
il a le goût et la saveur d'un boson de Higgs, mais est-ce un boson de Higgs du modèle standard, donc minimal, ou celui d'un modèle étendu, avec des propriétés différentes ? Est-ce qu'on l'appellera encore demain boson de Higgs ?
Donc à partir de là, on va continuer de prendre des données pour arriver à 5 écarts standard dans chacun des deux principaux canaux utilisés séparément et ensuite observer leurs modes de désintégration en paire de W, de quarks b ou de leptons taus. À ce moment là, avec les cinq modes de désintégration, on va commencer à réaliser une structure fine et différencier par rapport aux modes de production. Pour l'instant, dans les deux modes les plus significatifs, l'analyse inclusive est là où l'on a les résultats les plus significatifs. Dans le mode à deux photons, nous sommes déjà en train de séparer les deux principaux modes de production.
Cette phase d'analyse avec les différents modes va prendre du temps.
Ce sont les 3 à 4 ans dont a parlé le CERN ?
Pour être en mesure d'avoir un signal significatif dans les autres modes de production, on devrait y
arriver avant la fin de cette année. À la fin de cette année, on aura les deux photons et les quatre leptons, chacun avec ses 5 écarts standard, et après on ne parle plus d'écarts standard parce qu'il y a une découverte mais des propriétés et là ça va très très vite. Parce qu'avec le mode à 4 leptons, on a une dizaine d'évènements dans chaque expérience. Dès qu'on double ou qu'on triple la
statistique, la qualité de la mesure devient de plus en plus intéressante. Avant la fin de l'année, on pourra mesurer les propriétés quantiques de la masse avec une très grande précision, le spin, la parité, juste sur ce canal là.
Maintenant, si ce boson de Higgs ne correspond pas à celui du modèle minimal, avec un peu de chance, on commencera à se dire tiens cette propriété là n'était pas celle qui était attendu, et là, ça peut être encore plus intéressant d'une certaine façon, car ça impliquerait l'ouverture d'une nouvelle physique à l'échelle du TeV, qui est assez probable.
"Il est possible que le boson de Higgs soit une fenêtre vers la super
symétrie" Justement, le boson de Higgs est-il l'une des ultimes portes de la
physique, ou peut-il conduire vers d'autres choses ?
Le Boson de Higgs permet plusieurs choses : le champ de Higgs donne de la masse aux autres
particules, les fermions de matières et les bosons d’interactions. Les bosons sont liés au principe fondamental de symétrie de la théorie. Il se trouve que l'on a unifié la relativité restreinte d'Einstein à la mécanique quantique, ça donne une théorie que l'on appelle la théorie des champs, et dans cette théorie des champs on s'est aperçu qu'il y a un certain nombre de symétrie dont une, fondamentale, la symétrie de jauge. Ça consiste à être en mesure, à chaque points de l'espace temps, de faire des rotations, indépendantes les unes des autres. Ensuite, on demande à ce que la théorie, les équations ou la physique soient valables même si, à chaque point de l'espace-temps, on fait une rotation
différente. Et, presque magiquement, pour satisfaire à cette symétrie de jauge, il faut obligatoirement qu'il y ait de la lumière, de l'interaction faible, et des bosons. Des symétries découlent l'existence des bosons. Or ces symétries interdisent aux bosons et aux fermions d'avoir de la masse. Un millième de
milliardième de secondes après le big bang, apparaît le champ de Higgs qui va donner de la masse aux fermions et aux bosons et la matière peut commencer de s'organiser à partir de ce moment là. Ce champ de Higgs donne de la structure au vide. Et dans ce bouillonnement quantique permanent, y'a une partie de ce bouillonnement qui est une production et une absorption de boson de Higgs, et lui il donne une énergie au vide. C'est l'interaction entre les particules de masses nulles et le champ de Higgs qui donnent leurs masses.
La matière, c'est constitué de particules élémentaires, comme des grains, autour desquels s'organise toute la dynamique. Les grains sont apparus au début de l'Univers et la masse de ces grains est apparue à partir de l'apparition du champ de Higgs.
Grâce à la découverte de ce boson, on peut explorer un peu plus loin l'idée de ces champs à très haute énergie et à petite distance, et on peut peut-être aller jusqu'à l'idée d'une grande unification originelle. Mais on ne pourra pas aller à l’échelle de cette grande unification sans faire d'autres découvertes et vraisemblablement même au LHC à haute énergie. La théorie du Boson de Higgs est
extrêmement bien définie si on a sa masse. Or cette dernière est instable. Il faut donc d'abord la stabiliser. Et il se trouve qu'il a une masse assez légère pour être un "ami" de la supersymétrie, si on veut. Mais il a une masse suffisamment faible pour permettre d'imaginer qu'à l'échelle du TeV, dans
quelques années au LHC, on pourrait découvrir la supersymétrie, un espèce d'univers miroir où chaque particule, chaque fermion a son boson associé, et vice versa. Et ces particules supersymétriques se désintègrent toutes les unes par rapport aux autres sauf une, la plus légère : le neutralino, l'un des meilleurs candidats pour la matière noire, la particule la plus légère de l'Univers, et comme c'est la plus légère, elle peut plus se désintégrer en d'autre chose, elle est stable. Il est
donc possible que le boson de Higgs soit une fenêtre vers ces théories de la supersymétrie, avec peut être la découverte de la matière noire de ce fait.
Au-delà de la masse qu'il donne aux particules, et de l'éventuelle porte qu'il ouvre sur la supersymétrie et la matière noire, le boson de Higgs et sa découverte ont-ils un autre intérêt ?
Oui, la découverte du boson de Higgs la compréhension de l’origine de la masse ramène sur le devant de la scène d’autres problèmes d'un intérêt certain. Le Boson de Higgs permet de comprendre l'origine des masses des particules élémentaires, mais pas d'expliquer la hiérarchie entre ces masses. Par exemple, il existe un quark, le quark top, qui est extrêmement lourd, presque 200 fois la masse du proton, 173 GeV, beaucoup plus lourd que les quarks u et d qui forment le proton. Et pourquoi lui il est lourd et les autres très légers, ça le boson de Higgs n'y répond pas. Tout ce qu'il dit c'est qu'il suffit qu'il y ait un couplage très particulier et ce couplage peut expliquer la masse. La structure de la matière qui nous entoure, est que l'on appelle la matière de première famille : les électrons, le quark u, le quark d, le photon et voilà l'essentiel. Après il y a le boson Z pour la radioactivité, le gluon pour l'interaction nucléaire et c'est tout. Dans les laboratoires on produit 3 familles. Est-ce qu'il y a une 4ème famille ? C'est peu probable pour la simple raison que si on a trouvé un boson de Higgs, il pourrait se coupler aux fermions de 4ème famille et on l'aurait vu depuis longtemps. En fait, la découverte du boson de Higgs vient exclure directement l'existence d'une 4ème famille de fermions et c'est un résultat majeur. Aujourd'hui, on ne sait pas pourquoi il n'y a que trois familles, mais l'existence de ces trois familles rend possible ce qu'on appelle la violation de CP (Charge-Parité) assez intéressante car si on veut une asymétrie entre la matière et l'antimatière dans l'Univers, il faut la violation CP. Peut être qu'il faut au moins trois familles pour qu'il puisse y avoir cette asymétrie matière-antimatière. Pourquoi ? On ne le sait pas.
"On a imaginé les expériences alors que les détecteurs n'existaient
pas" Qu'est-ce que cette découverte a ou va changer ?
Historiquement, si on regarde Newton, ou Maxwell, l'unification entre l'électricité et le magnétisme, qui est peut être le moment de l'affiliation d'origine la plus proche avec notre sujet, le délai entre la
découverte fondamentale et l'application s'allonge avec le temps, et on est rendu dans des domaines de recherche tellement fondamentaux, que la perspective de l'application est très lointaine.
Quant au chemin pour arriver à cette découverte, c'est encore autre chose et justement là, l'arrivée au boson de Higgs a changé beaucoup de chose. Quand on fait de la Physique de pointe, il faut de la technologie. Ici, on a imaginé les expériences alors que la technologie pour construire les détecteurs n'existait pas. On a fait des paris, un tableau en disant 'Dans 10 ans il y aura l’informatique pour ça, et dans 5 ans l’électronique pour cette partie, etc...'.
L'expérience (CMS) telle qu'elle existe et fonctionne aujourd'hui était totalement impossible au moment où on l'a conçu. Ça implique donc que pour avoir ce résultat, ça implique de la nouvelle technologie (système de détection, électronique, informatique) dont pour le calcul une technologie qui s'appelle la grille, dont un dérivé aujourd'hui s'appelle ... Le Cloud ! De même, historiquement, la quasi-totalité des grands systèmes de détection en médecine sont des dérivés directs de la physique des particules. Mais déjà, nous, nous avons de nouveaux détecteurs, dont un petit pour mesurer les faisceaux de protons, développé initialement pour CMS. Il est tellement précis qu'ils le vendent à des hôpitaux dans le cadre d'un traitement contre le cancer, pour éliminer de façon fine et efficace les cellules malades. Donc ça, ce sont des applications directes et concrètes de ce que l'on fait.
Pour le Boson de Higgs, il faut aller loin dans la perspective mais les théories utilisées sont déjà présentes dans nombre de domaines. Mais, pour imaginer une application de la découverte du boson de Higgs, vu le peu que l'on en sait, imaginer des débouchés aujourd'hui seraient de la
science-fiction....Non, de la super science fiction !Information exclusive.
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